Wednesday, December 24, 2008

L'EXPERIENCE D'UN SCIENTIFIQUE SANS DOMICILE FIXE

 L'EXPERIENCE D'UN SCIENTIFIQUE SANS DOMICILE FIXE

La sieste espagnole est légendaire et on la respecte aussi a l'université. Pour déjeuner et pour faire ensuite la sieste, mes collegues espagnols rentraient chez eux. Alors je restais seul avec un sandwich que j'avais préparé moi-meme. Je ne mettais pas longtemps a le manger. En meme temps, je demandais pardon a notre cantine universitaire, subventionnée par l'état, d'avoir fait toutes ces blagues et remarques ironiques sur sa distribution massive de nourriture pour bétail. Cette appréciation tardive de notre façon de nourrir collectivement les employés de l'université avait sa raison d'etre. Mon menu quotidien actuel rappelait le régime d'un amnésique : tous les jours la meme chose. Apres un petit déjeuner a base de yaourt, relativement luxueux, et apres un déjeuner constitué d'un sandwich, oeuvre d'un véritable amateur (pain, beurre et un morceau de fromage), le soir m'attendait chez moi toujours la meme chose. Une soupe en sachet. L'explication en est simple. Je ne sais pas cuisiner, la seule chose que j'arrive a faire, c'est la soupe en sachet. La sorte de soupe importait peu, je l'améliorais a chaque fois avec les memes choses - pommes de terre bouillies et saucisses coupées en petites rondelles. Je n'avais pas d'argent pour aller au restaurant. Ma bourse était déja petite sans compter une assurance maladie misérable qui n'avait pas prévu mes problemes de dents récurrents.

Je mettais aussi de côté de l'argent pour une excursion que j'avais prévue en Andalousie. Et évidemment aussi pour acheter des cadeaux pour le retour. Vous devez admettre qu'a côté de toutes ces dépenses, la nourriture était secondaire. Grâce a ce régime, non seulement j'ai bien maigri mais apres un certain temps j'ai commencé a rever de nourriture. Surtout de viande. J'avais déja une certaine expérience du jeune pendant mes stages scientifiques. Lorsque j'étais en stage a Prague, peu apres avoir terminé mes études, ma bourse arrivait parfois en retard. J'étais donc obligé d'emprunter de l'argent aux collegues plus âgés. Mon dîner de survie (parfois déjeuner et dîner en meme temps) se réduisait a la plus petite saucisse grillée possible, avec de la moutarde et le maximum de pain, a un kiosque de la place Venceslas. Une fois j'ai été sauvé par le secrétaire général du parti communiste russe Konstantin Černenko en personne. Il est mort juste le jour ou je me suis de nouveau retrouvé sans un sou. J'avais acheté depuis longtemps un billet pour aller au théâtre. A cause du deuil national, on ne jouait plus, on m'a remboursé le billet et j'ai pu aller sur la place Venceslas manger une saucisse au lieu d'aller me cultiver. Le probleme de mon séjour en Espagne était que je me nourrissais d'une façon tres monotone. Pas moins de trente-trois soupes en sachet m'ont permis de survivre pendant ces trois mois.

Vers la fin de mon séjour, j'ai pu trouver une petite semaine de libre pour aller enfin visiter les célebres attractions touristiques en Andalousie. Je voulais tout voir et puisque je n'avais pas beaucoup d'argent je logeais dans les hôtels les moins chers, je prenais des bus de lignes locales et par principe, en ville, je marchais. C'est ainsi que j'ai traversé a pieds Cadix, Algesiras, fait un saut a Ceuta sur la côte africaine, visité le Gibraltar britannique, que je suis monté a l'alcazar local a Malaga et que j'ai, avec le meme enthousiasme, vaincu les différents monuments de Grenade. Un plan de la ville a la main, je m'attaquais inlassablement a toutes les attractions touristiques jusqu'a ce que je m'arrete stupéfait devant une église. Le fait que mon petit guide touristique ignorait ce monument, m'a troublé. J'ai hésité un instant. La foule silencieuse et mystérieuse, qui s'était rassemblée devant l'église et qui venait juste de se mettre en marche, m'attirait. J'ai suivi par curiosité ces personnages silencieux. Ils ne se saluaient pas entre eux, ils ne se parlaient pas. Je me suis retrouvé avec eux dans une espece de grande entrée, c'était une salle d'attente religieuse ou tous ces inconnus avaient automatiquement repris leur attitude patiente. Avant d'avoir pu réaliser que de toute évidence, en tant qu'étranger, je n'avais rien a faire dans cette communauté fermée, les portes se sont ouvertes. Un moine est arrivé et a invité tout le monde a entrer. Il a pris le soin de me convaincre que cette invitation s'adressait aussi a moi et je suis donc entré. Dans la grande piece ou je me suis retrouvé avec les autres, j'ai tout de suite compris de quoi il s'agissait. C'était le deuxieme service dans une salle a manger grande et propre ou l'on servait les repas pour les SDF. J'avais faim et j'étais également curieux. Alors, je suis resté. Puisque je ne parle pas espagnol, j'ai préféré ne rien demander, juste imiter ce que faisaient mes compagnons. Ce n'était pas difficile, dans cette communauté de taciturnes, personne ne faisait attention a l'autre. Ils se concentraient completement sur la nourriture.

Une épaisse soupe de poisson pour commencer, avec du pain blanc, avait déja bien éprouvé mon estomac d'ermite. L'assiette était remplie a ras-bord et, on vous resservait a la demande. Mes voisins a table ont automatiquement demandé a etre resservi. Je les ai surveillés du coin de l'oil. Ils n'avaient pas mauvaise mine et n'étaient pas non plus répugnants. A notre table, deux étaient meme habillés avec un genre de costume, meme s'il était vieux et usé. Tout le monde avait aussi une gamelle. Quand on a apporté le plat principal, d'un mouvement habile et sans scrupules ils le versaient dans les gamelles sous la table et en redemandaient. C'était aussi du poisson, cette fois-ci accompagné de salade et de pommes de terre. La portion était de nouveau énorme mais de toute évidence cela ne posait aucun probleme a mes convives. Certains demandaient meme d'etre servis une troisieme fois. Nous nous sommes séparés de la meme façon que nous nous sommes rencontrés. Sans paroles. Avant de partir chacun a reçu un grand sac plastique avec une quantité de pain coupé qui me suffisait en général pour une semaine de jeune. Si j'ai bien compris, c'était pour les habitués la portion journaliere. Avec ça nous avons encore reçu quelques tablettes de chocolat et une orange. Je suis parti en méditant silencieusement.

Deux rues plus loin, je me suis aperçu que ça allait mal. Je ne pouvais plus marcher. Je suis difficilement arrivé dans l'église la plus proche ou je me suis tout bonnement étendu sur un banc. Je suis resté assis au moins une heure sans bouger. Je ne pouvais plus bouger, je pouvais a peine respirer. Apres deux mois et demi de régime, le déjeuner des SDF était au-dessus de mes capacités. J'étais rempli a en exploser. Le temps de reprendre au moins des forces pour me lever et partir, je me suis rappelé les paroles d'un scientifique célebre qui disait : " La science, c'est du pain avec du beurre. Sans confiture. " Ce monsieur n'a probablement jamais eu l'occasion de prendre un déjeuner avec les SDF de Grenade. Et n'a jamais non plus entendu parler des soupes en sachet ...

Traduit par Diana Lemay



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